Le danger a changé de visage. Il ne vient plus du ciel. Il ne tombe pas, sourd et bruyant. Il est à hauteur d’homme et il a revêtu les habits d’un régime politique honni dans le pays d’où il est issu, la Syrie. Là-bas, cela pouvait vous conduire tout droit en prison. Ici, la démocratie vous donne le droit de descendre dans la rue et de prendre la parole. En cette journée hivernale du mois de décembre 2020 à Paris, coincé entre les unités de CRS prêts à bondir, et des hommes en noir, agiles, nerveux, prêts à en découdre, Abdulmonam Eassa affiche une décontraction féline. Un mélange de sens aiguisé face au péril et une témérité de vieux briscard qui sait parfaitement où il met les pieds. Pourtant, Abdul n’a que 25 ans mais déjà toute une vie derrière lui. La guerre compte toujours double ou triple. Abdulmonam Eassa est un rescapé de la Ghouta.

« Je suis très prudent, affirme le jeune homme, très légèrement vêtu, apparemment insensible aux caprices météo. J’évalue parfaitement où je dois me placer pour éviter de prendre des coups. J’évite les risques au maximum. » Qu’il croit. En réalité, l’observer travailler nous donne toute la mesure de son tempérament. Réfléchi, décidé, courageux. Alors il se tient là, Boulevard Sebastopol dans la capitale parisienne, la pluie n’a pas découragé ceux qui manifestent contre le projet de loi du gouvernement sur la sécurité globale, chaque samedi depuis le 28 novembre dernier.

Samedi, lors de la manifestation contre la loi sécurité globale à Paris.
© Abdulmonam Eassa

Au milieu d’un carrefour, presque seul, il mitraille, pivote, rebelote, mitraille, il y a des cris, des charges de CRS, lui tourne quasi sur lui-même, il n’a qu’un objectif : sortir la bonne plaque. Des gars et une fille habillés en noir se sont fait prendre par les Ninjas. Abdul les suit du regard, il évalue l’intérêt de la photo, hésite, change d’avis, et se tourne vers une autre image. Le jeune homme semble être coupé du monde, il est dans une bulle, sa réalité passe par un objectif qui, il n’y a pas si longtemps, l’a sans doute sauvé de la folie. Lorsqu’il photographiait les morts, les blessés, découverts dans les décombres de bombardements dévastateurs, au coeur du siège de la Ghouta, en Syrie. Un siège qui dura cinq ans et qui fut une réponse gouvernementale aux attaques de l’Armée syrienne libre, retranchée dans ce qui deviendra une enclave. Près de 400.000 personnes ont ainsi été retenues dans une sorte de prison à ciel ouvert, sans nourriture, ni médicaments, et quotidiennement pilonnées par les bombes.

Son arme : un appareil photo

La femme de son oncle a trouvé la mort à un check-point, la voiture rafalée. Elle se rendait seulement dans la ferme familiale. Quatorze paysans sont égorgés là où il habite au début du conflit. « Mon premier cousin est mort ce jour-là. » Vingt-neuf autres personnes périssent dans un bâtiment, assassinées par les forces goubernementales. Les souvenirs reviennent pêle-mêle, ils ne sont pas ordinaires. Ils sont fait de chair ensanglantée, de corps meurtris, abandonnés dans une souffrance indifférente. Abdul est si jeune. « J’ai trouvé normal de rejoindre un groupe, pas un groupe radical, mais des gens qui voulaient défendre leur ville, leur pays. » Son arme sera un appareil photo et des mots.

Il avait seize ans. Il pense aujourd’hui qu’il rêvait de devenir ingénieur en informatique. Il sourit à l’évocation de se souvenir d’adolescent. « Me voilà avec mes appareils photos. » Parce que la guerre lui a ouvert une porte à laquelle il n’avait songé. Dans la souffrance et la douleur, sous la forme d’un boîtier. Il est né à Hamouria, une ville située à l’est de la Ghouta orientale. Son père est décédé lorsqu’il avait cinq ans. Il était radiologue. « Avant la guerre, j’avais une vie normale avec des copains de tous les coins de la Syrie. Sur 35 élèves, 10 seulement n’étaient pas alaouites. Cela m’a ouvert l’esprit. Mais après 2011, les relations entre communautés sont devenues très compliquées. »

Abdul est placé en pensionnat pendant cinq ans, à Damas. Ce n’est pas une punition, juste une première rupture pour un meilleur futur. Il rentre dans sa famille à la fin 2012. Parce que le trajet de Damas à Hamouria chaque week-end se transforme en zone de danger à répétition. « Il y avait des check-points, des questions, cela devenait trop lourd et risqué. Les soldats du gouvernement m’insultaient et me traitaient de terroriste. J’ai choisi de rester à la Ghouta et de rejoindre un petit groupe qui documentait tout ce qui se passait à ce moment-là. Image, blog… « On faisait un travail d’archives, on resensait tous les noms et les âges des personnes tuées. » Et comme il le dit si joliment « un an plus tard, j’ai trouvé un truc entre l’appareil photo et moi. »

Abdulmonam Eassa, samedi Boulevard Sebastopol à Paris.
© Karen Lajon

Un jeune homme obstiné

Abdul est un jeune homme obstiné. Il prend des cours de photo en ligne sur une plate-forme arabe. Grâce à un copain, il réussit à acheter un premier appareil neuf pour la somme de 700 dollars et rapporté par un passeur qui vient de Beyrouth, au Liban. « Neuf mois et demi plus tard, je l’ai revendu, se souvient-il avec un grand sourire, et en août 2017, j’ai pu acheter un Canon 1DX que j’ai toujours. D’ailleurs, j’ai pris les images des manifestations avec. » En Syrie, il se déplace à moto, une 125m2, « je l’ai perdue juste avant de sortir du siège ».

Sans discontinuer, de février 2013 à mars 2018, il fait des photos et les diffuse tous les jours. Abdul se fait remarquer. Les journalistes étrangers n’ont pas accès à l’enclave syrienne. En 2015, ses images sont diffusées pour la première fois par l’Agence France-Presse (AFP). Ce sont des images d’un genre nouveau, celle de photographe/citoyen. C’est sa ville, son pays qui sont abîmés chaque jour sous ses yeux. Il est impliqué au-delà de la raison. Il acquiert une connaissance militaire du terrain, des armes et des sigles en cours accéléré. Parfois, il doit choisir : faire des photos ou aller chercher les gens sous les décombres puis aider à les transporter à l’hôpital. Parfois, il connaît les victimes. « Il m’est arrivé de voir les roquettes russes tomber parce que je préférais rester dehors. Quitte à mourir, autant que ce soit à l’air libre. »

On a appris à survivre, d’abord sans les bombes, puis après avec les bombes

Le pire peut-être, le 8 février 2018. Cinq massacres dans la même journée, Abdul court partout, cela fait belle lurette qu’il n’a plus sa moto, que sa famille a quitté la Ghouta, qu’il n’a plus de chez lui donc plus d’Internet. Que faire, comment envoyer cette production si précieuse. Le 27 mars 2018, escortés par des Russes dont beaucoup sont des Tchétchènes, il monte à bord d’un bus avec trente autres personnes, qui le conduit à Idlib dans le nord de la Syrie où il est accueilli par un autre photographe qui bosse aussi pour l’AFP. Il a 23 ans et une expérience de mille ans. « On a grandi dans une atmosphère très lourde, on a appris à survivre, d’abord sans les bombes, puis après avec les bombes. Je me suis dit, soit je sors, soit je meurs mais d’une certaine façon j’étais déjà mort. »

Entre rêve et réalité. Il somnole, se berce, souffle, il lui faut pourtant continuer, avancer. Parce que l’étincelle de vie, de survie tient à ce petit boîtier qui ne le quitte pas. Il se rapproche de la frontière, il s’inquiète pour sa famille mais choisi la rupture, la deuxième mais cette fois, elle est de son fait. L’objectif reste le même : un meilleur futur. « Je m’inquiétais trop pour eux, de par mon activité, je n’ai pas voulu les mettre en danger. » Un souvenir ubuesque traverse son esprit. « Pendant le siège, ils ont même voulu me marier. »

« J’essayé une dizaine de fois de franchir la frontière, avec des passeurs pour 700 dollars, en vain. Et finalement sans eux. Je suis arrivé à Istanbul par mes propres moyens avec un peu d’argent donné par l’AFP. Je connaissais un frère et sa soeur qui m’ont hébergé. » Le choc est violent. « Trop de choses d’un coup, se rappelle-t-il, presque avec effarement, j’avais mal à la tête, la normalité relevait presque une agression. » Entre-temps, son travail a circulé, il s’est fait remarqué. « J’étais encore à Istanbul quand j’ai su que j’étais nominé pour le 27ème Prix Bayeux du des Correspondants de guerre. Il est nommé dans la catégorie Jeunes reporters.

Je connais la violence, elle ne sert à rien, ce n’est pas la solution pour régler les problèmes

La même année, au Free Press Awards, il est aussi nommé comme l’un des photo-journalistes les plus résilients. Tiens donc. En 2019, il remporte le Visa d’Or Humanitaire à Perpignan avec son travail « The Unhoped-for End to Siege »; Il expose son travail à Perpignan, ou encore en Espagne et au Royaume-Uni. Mais c’est à Paris, avec les Gilets Jaunes en 2018 et les dernières manifestations de novembre, qu’il renoue avec la violence de ses débuts, sans les bombardements, les snipers, les Russes ou les radicaux.

Abdul se retrouve avec deux autres de ses camarades, également photographes, les trois mousquetaires, Ameer al-Halbi (le plus jeune de la bande, 24 ans) qui a eu le nez fracturé par la police le 28 novembre dernier et Zakaria Abdelkafi qui lui a perdu un oeil en septembre 2015 en Syrie (World Press Spot News 2018). Ils sont là où il faut. Sur les Champs-Elysées. « J’ai vu des voitures brûlées, des hélicoptères, déclare Abdul encore effaré, je me suis dit, c’est quoi ce truc! »

Puis il réfléchit, roule sa cigarette, chose qu’il se permet aussi de faire tranquillement pendant les manifestations. Couvrir la violence sans bombardement, ne plus être un « journaliste-photographe citoyen », ce qu’il a été en Syrie. Le début de la délivrance? « J’ai forcément plus de distance, j’exerce un métier, souffle-t-il.  » Avec un savoir-faire et un vécu particulier qui donne une forme de légitimité à ses propos. « Je viens d’un pays en guerre, ici ce n’est pas la guerre. Mais je connais la violence, elle ne sert à rien, ce n’est pas la solution pour régler les problèmes. Tout casser d’un côté ou de l’autre rentrer chez les gens pour les frapper, ce n’est pas possible. Il faut dialoguer. C’est la liberté qui compte à la fin. »

Il expérimente un autre visage de la démocratie en temps de crise

En cette journée du 13 décembre 2020, Abdulmonam Eassa a bien compris que ce n’était pas comme les fois précédentes. « Je n’ai jamais vu autant de police présente sur la zone. Il est clair que les consignes ne sont pas les mêmes que les dernières fois, leur approche a changé. » Il ne se trompe pas le jeune photographe. Il expérimente un autre visage de la démocratie en temps de crise. Il apprend. Lui qui a changé la langue de son téléphone, de son ordinateur, qui pense, rêve désormais en français.