Le Jebel Marra est une forteresse imprenable. On y accède par des chemins escarpés et rocailleux où l’âne se meut plus rapidement qu’une voiture. Passés les premiers ravins où coulent des rivières gorgées d’eau à l’automne, s’étendent de hauts plateaux verdoyants parsemés d’orangers, de pommiers et de citronniers entourés de forêts de pins. Des heures de marche séparent les quelques villages aux toits de paille accrochés à la roche volcanique qui recouvre les plus hauts sommets du Soudan, culminant à plus de 3 000 mètres.
Loin d’être un paradis, ces montagnes et leur terre noire portent encore les stigmates de la guerre, des bombardements à l’Antonov, de maisons éventrées, de grottes creusées à flanc de colline pour abriter des civils fuyant les combats. En état de siège depuis 2003, ce massif dressé en plein cœur du Darfour, son épine dorsale, est un îlot de résistance sous le contrôle de l’Armée de libération du Soudan, l’une des dernières rébellions armées du pays, jamais délogée par le pouvoir central.
Tout commence par la terre. Une région à l’ouest du Soudan, aussi étendue que la France, bordée par la Libye, le Tchad, la Centrafrique et le Soudan du Sud. Le « Dar Four », la « terre » ou le « pays » des Four fut à partir du XVIIème siècle un sultanat prospère où cohabitaient différentes communautés Four, Masalit, Zaghawa, Berti, Tundjur et autres ainsi que plusieurs tribus de nomades arabes majoritairement Riziegat.
Au début des années 1980, des sécheresses successives ont poussé les populations nomades, principalement arabes, à convoiter les terres de paysans sédentaires. Traditionnellement résolues selon le droit coutumier sous un « rakuba », un préau de paille, les disputes territoriales, le passage des troupeaux, le vol de bétail, l’accès aux points d’eau, se sont envenimées.
Arrivé au pouvoir à Khartoum par la force en 1989, le régime d’Omar al-Bachir (lui-même issu d’une tribu arabe peuplant les rives du Nil) a attisé et instrumentalisé ces conflits fonciers, favorisant la constitution de milices issues des tribus arabes de l’ouest du Soudan. Face aux razzias de plus en plus effrénées de ces bandes armées et de peur d’être dépossédés de leurs territoires, les Four, les Zaghawa ou les Masalit ont constitué des groupes d’auto-défense. S’estimant marginalisés par le pouvoir central, plusieurs mouvements rebelles se sont structurés, dont l’Armée de libération du Soudan dirigée par Abdelwahid Mohammed Nour.
Lorsqu’en février 2003, les mouvements rebelles prennent le contrôle de plusieurs villes du Darfour, Omar al-Bachir déclenche une opération de répression et de nettoyage ethnique contre les insurgés. Servant d’appui au sol aux bombardements aériens de l’armée régulière, ses supplétifs arabes, milices surnommées Janjawids (« diables à cheval »), s’adonnent à des crimes de guerre, pillages, incendies de villages et viols de masse contre les populations locales.
Vingt ans après l’embrasement du conflit, le Darfour n’a pas retrouvé la paix. Toutes les tentatives d’y faire taire les armes ont échoué à résoudre les conflits fonciers, à permettre le retour de près de 3 millions de déplacés sur leurs terres et à rendre justice aux plus de 300 000 morts.
En avril 2019, la chute d’Omar al-Bachir, poursuivi pour génocide et crime contre l’humanité par la Cour Pénale Internationale, avait suscité une lueur d’espoir pour les populations du Darfour. Une page semblait se tourner. Les casques bleus déployés par les Nations Unies se sont retirés. Des accords de paix ont été signés à Juba en octobre 2020 entre les autorités de la capitale et plusieurs mouvements rebelles.
Pourtant, la région est toujours le théâtre d’affrontements sanglants. Le coup d’État, en octobre 2021, de militaires proches du régime d’al-Bachir, n’a rien arrangé. La question de la terre, sa répartition et ses richesses convoitées, n’a toujours pas été résolue. Le droit au retour des déplacés n’est resté qu’une promesse de papier.
Dans le Jebel Marra, survit pourtant un esprit de résistance tenace. Les milliers de civils ayant trouvé refuge dans ces collines dépourvues d’infrastructures sont souvent pris entre deux feux, parfois dans des querelles intestines entre dissidences du Mouvement censé les protéger. Faute d’alternative, des frères, des mères, des cousins ou des oncles dont les familles ont été massacrées dans les combats, des gamins parfois, dont les armes en bandoulières pèsent deux fois leur poids, continuent de s’enrôler dans la rébellion.
Isolés du reste du pays, protégés par une citadelle de roche, ces milliers d’insurgés condamnent la junte militaire qui a pris les rênes du pays. Ils revendiquent l’égalité de tous les citoyens soudanais, quel que soit leur religion, leur couleur de peau ou leur appartenance ethnique. La terre qu’ils défendent et qui résiste au joug du pouvoir central est motif de fierté. « Cette terre, on l’a dans la peau. Elle est notre couleur et notre sang »
Notre projet journalistique
En décembre 2021, Abdulmonam Eassa et Edouard Elias se sont rendus dans les montagnes du Jebel Marra, au Soudan, pour rencontrer les Four et autres Darfouriens réfugiés dans ces hauteurs après des années d’exactions commises dans la région par les milices Janjawids.
Auprès de civils, mais aussi de combattants de l’ALS-AW (Armée de Libération du Soudan dirigée par Abdelwahid Mohammed Nour) ils ont réalisé à la chambre (sur pellicule noir et blanc) des portraits et des paysages des lieux.
Ce travail à quatre mains a été réalisé par deux photographes mais un seul appareil, alliant plusieurs savoir-faire et savoir-être.
Abdulmonam Eassa, photographe de 27 ans, s’est installé à Khartoum en décembre 2020 pour couvrir l’actualité soudanaise, marquée depuis octobre 2021 par un coup d’Etat militaire. Il parle l’arabe, sa langue natale, et a tissé au fil du temps un réseau d’amitiés et de contacts dans le pays, lui permettant de comprendre les événements au plus près. Accompagné par Eliott Brachet, journaliste indépendant, il a travaillé dans de nombreuses régions du Soudan.
Édouard Elias, quant à lui, est moins familier des lieux. Ce photographe de 31 ans a effectué plusieurs courts séjours au Soudan avant de débuter ce projet. Il a apporté son expertise technique de la photographie artisanale anténumérique (à la chambre 10x12cm), la gestion des chimiques, des produits de développement et des pellicules.
Deux visions, deux approches, ont donc été nécessaires pour faire aboutir ce projet
De sa planification aux tirages finaux, en passant par chaque prise de vue, les deux photographes ont dû combiner leur sensibilité et leur regard.
Pour chaque image, les photographes ont demandé aux personnes rencontrées de poser devant un lieu familier pour capturer un instant de leur vie quotidienne. Après chaque prise de vue, une seconde photographie réalisée à l’appareil instantané Instax (polaroid) leur a été remise. Ensuite, toutes ces personnes photographiées dans le Jebel Marra ont eu l’occasion d’écrire, de façon manuscrite, ce qu’ils souhaitaient raconter de leur vie : de leur présent, mais aussi de leur passé après des années de guerre ou simplement de leurs espoirs et leur vision de l’avenir.
La plupart ont écrit en arabe, d’autres en dialecte Four et ceux qui ne savaient pas écrire ont pu dicter à un interprète ce qu’ils souhaitaient transmettre. Ces textes font partie intégrante de la photographie. Les mots viennent englober l’image. La parole de ces personnes n’a pas été coupée, elle est restituée dans son intégralité. Ce procédé a été imaginé pour leur donner une occasion de décrire par leurs propres yeux l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Car le rôle du photographe n’est pas seulement de figer une image, de la prendre à celui qui pose. L’idée était de redonner un rôle à ceux qui acceptent de passer derrière l’objectif. Dès lors, ils ne sont plus seulement sujets mais aussi acteurs de leur propre photographie.
Ensuite, les photos étaient développées sur place, le soir, à la lueur des étoiles. Puis, certains clichés ont été tirés à l’agrandisseur pour les offrir sur place aux personnes qui ont accueilli les deux journalistes et ont facilité leur travail.
Ce projet est le fruit d’une étroite collaboration entre les photographes et les photographiés.